CHAPITRE VIII

— Tu veux faire une Fédération avec trois habitants ? répéta Katel, ahurie.

— Oui.

— Mais sans le Protectorat d’une Fédération importante, on n’a aucun moyens, aucune aide, rien. Pas même de quoi installer une balise automatique. Absolument rien pour exister. Une petite Fédération peut nous envahir, on aura l’air malin, une armée contre nous trois.

— Justement, ce serait tellement disproportionné, tellement lâche, que personne ne s’y hasardera à partir du moment ou on existe officiellement, riposta Ael. On ne risque absolument plus rien, enfin pas grand-chose, au début du moins. En revanche, on aura, officiellement, un statut Galactique identique à celui de Procyon du Petit Chien ou Altaïr de l’Aigle. On est leur égal devant les autorités galactiques : une Fédération. Il y a deux planètes, Amas I et Amas II, tout simple.

— Ça nous fait une belle jambe, fit Katel.

— Les tiennes sont déjà très belles.

Ael regretta immédiatement cette réflexion idiote et se demanda pourquoi il avait dit cela. Cette allusion à leurs sexes différents était incongrue. Jusqu’ici, il n’y avait eu, parmi eux, ni hommes ni femmes, seulement des Anciens. À l’image, d’ailleurs de ce qui se passait dans l’Armée. Dans les unités, il y avait des relations sexuelles, bien entendu, mais jamais la moindre allusion. Un soldat était un soldat, homme ou femme.

Katel, elle-même, en fût surprise et rougit brusquement à l’étonnement de ses deux amis.

— Dieu, jura vigoureusement Ael, pourquoi j’ai dit cette connerie ! Pardonne-moi, Katel.

— Tu voulais me démonter, peut-être ? répondit-elle avec un sourire encore incertain. Dans un débat, ça marcherait, j’ai été bloquée. Tu ferais un redoutable représentant au Conseil Galactique, finalement !

Elle lui venait en aide, en détournant sa phrase, et il lui en fut reconnaissant.

— Ce que je ne comprends pas, reprit-elle en se remettant, c’est la raison profonde de créer une Fédération ?

— Nous ne serons plus citoyens de Procyon ou d’Altaïr, mais de la Fédération de l’Amas. Nous ne serons plus soumis aux lois, aux modes de vie de nos ex-Fédérations, notamment.

— Mais il faudra créer une banque centrale, pour ne parler que de cela.

— En théorie, peut-être, dans ce cas on verse toutes nos petites économies sur un compte Fédéral, sinon tout le monde peut avoir un compte dans n’importe quel organisme Financier d’une Union ou d’une Fédération étrangère. Il n’y a pas de raison de modifier les nôtres. Et nous pouvons décider d’aligner les Ters de l’Amas sur telle ou telle autre monnaie.

— En fait, tu veux surtout échapper au contrôle de l’Union, être protégé par l’Organisation des Fédérations Galactiques, l’OFG. Toute atteinte contre nous serait condamnée par l’OFG au titre de la citoyenneté d’un individu.

— Entre autre, oui.

— Et pratiquement ?

— Pratiquement, citoyens de la Fédération de l’Amas, nous pouvons faire du commerce, tramp ou vente des cristaux en toute liberté, sans payer de taxes. De même, nos achats ne sont pas astreints aux taxes, sur les astroports, pour aborder un détail très matériel que Michelli doit apprécier !

Il y eut un silence.

— Tu ne crois pas que c’est beaucoup de complications pour pas grand-chose ? dit Katel.

— L’indépendance vis-à-vis de Procyon et d’Altaïr ne me parait pas une petite chose. Tiens, ce soir, le Contrôle n’aurait jamais pu nous retenir au sol.

— Il y a autre chose, Katel, intervint Michelli… Le Cap n’a pas tout dit.

— Comment ça ?

— Il a une autre idée derrière la tête, j’me trompe Cap ?

Ael sourit légèrement. Il semblait avoir repris le dessus et sa voix était redevenue normale.

— Sacré Sarmaj… Si le principe est clair, pour moi, les modalités sont encore très vagues. Il faut que j’y réfléchisse… Si vous voulez, en gros, je pars du principe qu’une planète terramorphe est, tôt ou tard, peuplée de pionniers.

— Et tu iras les chercher où tes pionniers ? fit Katel, perdue cette fois. Tu leur offriras quoi, sur place ?

— La paix et la liberté.

Elle ouvrit de grands yeux, comprenant soudain.

— Bon Dieu… Les Anciens… ! C’est ça, hein, ton idée ? Tu veux faire venir des Anciens d’Altaïr ?

Ael secoua la tête.

— Pas seulement Altaïr, Procyon aussi. Des types pourchassés, qui doivent cacher leur passé et ont la frousse que celui-ci ne soit découvert, seraient, pour un certain nombre d’entre eux, heureux de vivre en paix. Les Anciens des unités de choc, en tout cas. Ils ont l’habitude de vivre à la dure, les conditions de vie, sur Amas II qui ressemble beaucoup à une planète des Confins, ne les rebuteraient pas.

Cette fois le silence dura plus longtemps. Chacun assimilait la nouvelle donne.

— En fait, je ne suis pas tout à fait franc, reprit Ael, ce qui se passe dans l’Union me révolte, c’est vrai. Mais il y a aussi l’apparition de ces dons. Je me dis qu’au-delà de ma modeste personne je peux peut-être, effectivement, aider des anciens soldats dans la misère, quotidienne et morale. On a la chance d’avoir découvert une planète. On doit trouver une solution. Maintenant que je suis au courant, je me sens impliqué, vous comprenez ? Je ne peux pas laisser faire cette chasse aux Anciens, cette injustice colossale. Souvenez-vous de la loque humaine, derrière le Contrôle, réduite à se cacher comme une bête. Ça a été un homme, digne… Il y en a des quantités comme lui à Altaïr et Procyon. Je n’accepte pas ça, je ne peux pas… Mais il y aussi autre chose. J’ai besoin d’un but important, pour vivre. Piloter, naviguer dans l’espace, me procurent beaucoup de joie. Mais faire du tramp, chercher une cargaison toute ma vie… Je vous paraîtrai probablement prétentieux, mais ça me semble un peu mince. Pour moi, la vie doit avoir un sens. Faire vivre Amas II, créer une Fédération en tentant d’éviter les erreurs qu’ont commises les autres, me stimule, me donne envie de vivre, même si ce but paraît hors d’atteinte. C’est pourquoi j’ai pensé aux Anciens pour la peupler, au début. Pour eux aussi, ça peut être un but, au-delà de retrouver la paix qu’ils ont méritée.

— Là, je comprends mieux, laissa tomber Katel. Moi aussi, je suis passé par là, à M 75 II. Je me demandais si ça valait le coup d’avoir échappé aux massacres pour en être réduite seulement à survivre. Moralement, j’ai passé de durs moments. D’autant que j’étais seule. Après vous avoir rencontrés, je me suis sentie mieux. Mais le vide d’un but est toujours là, au fond de ma conscience. Je juge ton projet fou, irréalisable, mais il a le mérite d’exister. Alors, si je le critique, ne crois pas que j’y sois forcément hostile.

— Dis donc, Cap, on pourrait commencer par les anciens de la Brigade. À part certains emmerdeurs.

— Très bien, intervint Katel. Et tu vas aller les chercher où, tes anciens copains ? Tu sais où ils sont installés, toi, s’ils sont encore vivants ?

Michelli eut son sourire finaud.

— Moi non, mais l’Armée si. Ça figure dans leur dossier.

— Et tu y as accès comment ?

— Moi, je sais pas, mais le Cap trouvera, lui, quand il le faudra.

Il y eut, à cet instant, un silence vraiment très long. Chacun comprenait que derrière ce qui se dirait maintenant, c’était leur avenir, leur destin qui se jouait. Katel avait les yeux baissés vers la table, réfléchissant ; Michelli, renversé en arrière, regardait le plafond et souriait légèrement. Il s’y voyait déjà. Ce projet, fou, était à la mesure de son tonus naturel. Ael était concentré.

— Bon, on met ça aux voix ? fit Katel en relevant brusquement le visage, passant une main dans ses cheveux qui avaient beaucoup poussés depuis plusieurs mois, comme ceux des garçons, bien sûr.

Ael fut surpris mais acquiesça.

Trois bras se levèrent et ils se mirent à rigoler, comme des gosses.

— Jamais je n’aurais pensé qu’une fille sensée comme moi pourrait plonger dans un truc aussi dingue, fit Katel… Bon allez, dis-en davantage, Ael. D’abord, où va-t-on, en ce moment ? Tu ne nous l’as pas dit.

— On est en route pour Véga XX, de la Lyre, le siège de l’OFG. Il faut faire naître officiellement la Fédération le plus vite possible. Je vous signale que, dans ce cas, l’OFG nous délivrera, un appareil officiel pour enregistrer des bracelets multi-fonctions. On y laissera notre passé, évidemment, mais sous filtre de protection, lisible seulement par une autorité galactique. En revanche, tout ce qui concerne notre identité, notre santé, nos caractéristiques sera accessible, derrière notre nouvelle citoyenneté. Ensuite, on se dirige vers une grosse Fédération, pas trop éloignée, pour y commercialiser nos cristaux. Parallèlement, il faudra résoudre le problème du recrutement. L’idée de commencer par notre ancienne Brigade est bonne, je crois, et il faudra l’appliquer aux rescapés de toutes les Brigades d’Assaut d’Altaïr, de même qu’à ta Division, Katel, et celles que tu nous indiqueras. En prenant soin d’une chose, désolé d’avoir l’air de répéter ma bêtise de tout à l’heure, mais il faut qu’on contacte autant de femmes que d’hommes. Simple question… de vie quotidienne sur Amas II.

Là, Katel sourit, amusée.

— Raisonnement parfait, dit-elle. Et après ?

— Quand on en a un certain nombre, on leur donne rendez-vous sur une planète paisible – et là j’avoue ne pas savoir encore comment ils pourront s’y rendre – puis, on les emmène, après les avoir sondés pour savoir s’il n’y a pas de fripouilles, parmi eux. D’accord, avec de la chance, on sauvera peut-être quelques milliers de soldats seulement, puisque la Barge peut en emmener 600 à la fois, mais on commence petit, c’est un fait.

— D’accord sur le principe, je ne vais pas déjà chicaner sur les moyens d’opérer qui me paraissent tout simplement insolubles ! Mais je voudrais en revenir aux cristaux. Que proposes-tu ?

— Ça, j’y ai pensé plus en détail, répondit Ael. Il y a deux cas de figures. Un, on fait fabriquer des Coms, avec l’électronique, les commandes-écran et le boîtier. Mais l’emplacement des cristaux sera vide. Je pense qu’on a assez de Ters pour ça, à l’heure actuelle. On y glisse, nous-mêmes, les cristaux, et on soude. Ensuite, on fait embarquer, sous certaines conditions, un Com sur un gros Transport de fret, en partance pour une destination vraiment lointaine et on demande un entretien au Président de la Compagnie à une date précise, en lui proposant de parler avec son Commandant, pendant le transit, avec notre Com. Ensuite, on négocie le prix de vente. Deux, on prend contact avec les autorités militaires d’une grande Fédération, de réputation pacifique, et on propose notre Com. Danger : qu’on essaie de nous piquer notre système. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, tôt ou tard, quelqu’un fera la relation entre les cristaux et l’Amas. Les boitiers-Com seront ouverts, fatalement, et les cristaux découverts. C’est pourquoi je penche plutôt pour la solution civile, sans garantie d’exclusivité, bien entendu, nous sommes des commerçants avant tout. Et avec une clause particulière : nos clients s’engageront à effectuer un transport de personnel, gratuit, pour emmener les premiers pionniers-soldats et du matériel vers l’Amas. Encore que cette dernière précision ne me satisfasse pas vraiment.

— Ael, sincèrement, tu penses que tout ça peut marcher ?

Il ne répondit pas immédiatement, secouant inconsciemment la tête.

— À froid, comme ça, non. Tout est contre nous. Mais en cogitant bien notre affaire, en jouant sur l’audace, le jamais-vu, on a une chance. Je préfère la courir plutôt que de ressasser toute ma vie que je suis un minable. La simple création de la Fédération va nous faire connaître. On n’a jamais vu une Fédération naître avant qu’une population ne l’occupe. Nous, on fait tout à l’envers. Pour le reste, le développement d’une population sur Amas II… je ne sais pas. Il n’y a pas de précédent avec uniquement des soldats pionniers. On ne fait qu’une chose, donner une chance à des pauvres diables. La suite…

— On se lance quand même dans une drôle d’histoire, fit la jeune femme, comme pour elle… À propos, on arrive quand à Véga XX ?

— Onze jours et quelques heures.

— Bon, eh bien, il n’y a qu’à reprendre notre petite vie et nos entraînements, non ? Ah si, une chose, j’aimerais bien que l’un de vous me coupe les cheveux. Je n’ai pas l’habitude de les avoir aux épaules. D’ailleurs, vous en auriez bien besoin, vous aussi, si vous voulez représenter dignement une nouvelle Fédération !

 

La tête du haut-fonctionnaire de l’OFG quand ils lui expliquèrent qu’ils venaient déclarer la naissance d’une Fédération composée de trois habitants ! Il mit un certain temps à s’en remettre… avant de consulter la Charte de l’OFG afin de vérifier si c’était possible. Les textes n’avaient rien prévu, donc rien ne s’y opposait. En l’absence d’interdiction formelle, ou de réserve, tout est légal !

Les coordonnées galactiques étaient correctes, les relevés avaient la précision exigée, de même que celles des deux planètes et de l’étoile bleue, et étaient inconnus sur les cartes de l’OFG. Ils pouvaient en devenir les “découvreurs” officiels et les transformer en Fédération en toute légalité. C’était insolite, jamais vu, mais rien ne s’opposait, légalement, à la création de la “Fédération de l’Amas.” En revanche, il restait la question du Protectorat, C’est là qu’Ael eut une inspiration, demandant si, par hasard, cette nouvelle Fédération pourrait devenir un Protectorat de l’OFG ! Et le fonctionnaire déclara tranquillement que le texte l’autorisant avait été voté depuis plusieurs siècles mais n’avait jamais été appliqué, les Fédérations étant, par essence même, assez puissante pour ne pas être sous protectorat. La Fédération libre de l’Amas deviendrait, sans difficulté, le premier Protectorat de l’OFG du Monde ! Ils durent revenir le lendemain, le temps que la demande, une fois validée, soit enregistrée par le Conseil.

Pour eux, le moment le plus émouvant fut quand le type leur remit officiellement un appareil enregistreur de bracelets, au sigle de la nouvelle Fédération, qui avait été défini par le Conseil : un amas stylisé, et trois boites de mille bracelets métalliques vierges, de couleur dorée, rayée d’argent. Et la petite machine à souder. Les citoyens de chaque Fédération portaient un bracelet de couleur différente.

Ils enregistrèrent immédiatement chacun le leur, qui fut fixé à leur poignet, et le précédent fut détruit, officiellement, en même temps que la mention en était enregistrée sur le nouveau, authentifiée par le sigle de l’OFG. L’organisme certifiait, visible immédiatement après l’identité, leur qualité de “Découvreurs-plénipotentiaires.” Du béton !

En effet, en dehors même de toute élection, ils étaient, officiellement “membres fondateurs” de la Fédération de l’Amas et, à ce titre, obtenaient ce rang de “ministre plénipotentiaire” à vie. Une sorte de diplomate de très haut rang qui leur donnerait droit à certains privilèges, s’ils l’invoquaient, dans n’importe quelle autre Fédération du Monde, garanti par l’OFG elle-même. C’était une marche infiniment plus haute que celle de simples “découvreurs.”

Quand ils se retrouvèrent dehors, sur l’esplanade devant le bâtiment, ils se dirigèrent, sans s’être concertés, vers un grand Centre dont les immenses portes béaient de l’autre côté de l’avenue.

Tous les trois ressentaient une impression étrange. Celle de découvrir réellement quelque chose qu’ils ne connaissaient que par des images holo. Leur vie, jusqu’ici, avait été partagée entre les années dans la Materna de leur enfance et de leur adolescence, et l’Armée.

Les Maternas étaient des mondes très vastes, souvent installés dans les sous-sols de planètes non-vivables en surface ou sur d’énormes satellites naturels. Un environnement paisible y était recréé où les enfants étaient élevés. À côté des bâtiments contenant les chambres, les laboratoires d’études, les cafet’, ils avaient à leur disposition des parcs et des lacs artificiels, des stades immenses, et ils y passaient, selon les études qu’ils avaient choisies, les 18 ou 20 premières années de leur vie.

Tous trois avaient quitté leur Materna natale pour être incorporés dans l’Armée. Ils ne connaissaient le Monde que par la holo. Fictions et reportages des Informations le leur avaient fait découvrir, dès l’enfance. Mais, en temps normal, les jeunes gens ne s’y rendaient effectivement qu’après avoir terminé leurs études. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ils avaient fait connaissance avec le Monde, en arrivant sur Altaïr et Véga XX, honnis les camps d’entraînement, isolés, de l’Armée !

Néanmoins, ils avaient vu tant d’images qu’ils n’étaient pas dépaysés, ici. La ville ressemblait à toutes les autres : d’immenses avenues, larges, sillonnées de Mobils occupés par les citoyens qui se rendaient d’un endroit à un autre.

On trouvait partout ces Mobils, seul moyen de circulation, hormis ses jambes. Pratiquement tout le monde appelait un Mobil, aux nombreuses bornes bordant les avenues. Même pour effectuer un trajet court. Ils étaient gratuitement mis à la disposition de la population. Il suffisait de programmer sa destination sur un clavier placé à côté d’un plan de la cité.

Les avenues étaient tracées au milieu des bâtiments abritant des Centres ou des Compagnies. Des bâtiments hauts pour les grands Centres, plus petits sur les planètes secondaires, parfois conçus expressément pour tel ou tel usage mais, la plupart du temps, composés de l’assemblage, plus ou moins original, d’éléments préfabriqués. Les bâtiments d’habitation se trouvaient tous aux périphéries. Sur les planètes de pionniers, en revanche, les bâtiments importants étaient rares. Il s’agissait, presque toujours, d’abris civils standards préfabriqués, sauf si la planète était en train de prendre un essor économique.

Dans les villes du Monde, le vrai cœur était occupé par ce qu’on appelait des Centres. On y trouvait rassemblé des Cafèt’ aussi bien que des établissements de commerce nécessaires à la vie quotidienne. Pour acheter des vêtements, des plats préparés, par exemple.

C’est pourquoi ils pénétrèrent sans hésiter dans le Centre qu’ils avaient aperçu et se dirigèrent vers une cafèt’ au milieu d’une clientèle plutôt huppée. Des fonctionnaires de l’OFG, probablement. Ils se servirent au bar un alcool de Procyon qu’ils amenèrent à une alcôve où ils s’assirent, Michelli dégustant lentement son gobelet pour en faire durer le plaisir.

Katel regarda longuement son bracelet, tournant le poignet, pour l’admirer sous toutes ses faces qui brillaient assez joliment, à la lumière. Jusqu’au moment où une femme assise dans l’alcôve voisine se pencha et lui dit :

— Je vous demande pardon, je ne connais pas les couleurs de cette Fédération, de laquelle s’agit-il ?

Katel se surprit à répondre, avec un petit sentiment de satisfaction :

— La Fédération Libre de l’Amas, sous Protectorat de l’OFG.

— Oh…

La femme n’ajouta rien. Elle devait avoir envie de poser une autre question, sur sa position, probablement, mais eut peur d’avoir l’air ignorante et se détourna.

Ael et Michelli affichaient des sourires un peu idiots quand Katel revint à eux.

— On est cornichons ou c’est normal ? demanda-t-elle.

— On est sûrement un peu cornichon, répondit Ael mais ça fait parfois plaisir.

— Tu te rends compte, Cap, fit Michelli, on est propriétaires d’une Fédération ! Pas seulement d’une planète. Et ministre-quelque chose…

Ils n’y avaient jamais pensé et partirent d’un rire nerveux.

— Au moins, remarqua Ael, personne ne peut nous voler notre planète, maintenant. Le Protectorat de l’OFG nous donne une garantie absolue contre une Fédération belliqueuse. Ses coordonnées vont figurer sur les cartes officielles et personne ne peut ignorer le Protectorat, sous peine de sanctions graves.

— On continue ? proposa Katel.

— Quoi ?

— Eh bien, la Fédération existe ; il faut maintenant vendre les cristaux, non ? J’ai pensé au Cygne. La Constellation n’est pas loin et a une vocation de transport.

— Pourquoi pas, répondit Ael. Tu connais ?

— Mon escadre de Porteurs y a fait escale. Je ne connais que Cygne III qui est une petite planète, mais très active.

Michelli se leva.

— On y va ?

— Dites, vous êtes encore plus impatients que moi, s’amusa Ael. O.K., on décolle, mais on va faire juste quelques achats, à l’astroport.

— Quoi ?

— D’abord des combinaisons assez élégantes pour tenir notre rang, à l’étranger…

— Eh, Cap, faut pas gâcher, elles sont très bien, celles-ci.

Ael et Katel rirent spontanément.

— Tu nous vois demander un rendez-vous à un Président de Compagnie, comme ça ? Mais ne t’inquiète pas, comme plénipotentiaires, tout est détaxé pour nous, on est en transit. Et on va aussi acheter de l’alcool. Cette fois tu ne protestes pas, hein ?

Le voyage vers Cygne III ne dura que cinq jours, pendant lesquels ils mirent au point leur plan.

Ils allaient commander à plusieurs sociétés les différentes parties de leurs Coms à cristaux pour faire, eux-mêmes, le montage ensuite, et souderaient le tout. Puis, ils reviendraient sur Cygne III attendre le départ d’un bâtiment se rendant loin dans l’univers. Tout commencerait là.

Ils imprégneraient le cerveau d’un officier le chargeant de remettre un message et un paquet contenant un Com au commandant, après deux mois de navigation en Relatif. Puis, ils demanderaient un entretien au Président de la Compagnie, le même jour.

Cygne III était un monde moderne où ils ne restèrent que trois jours, le temps de choisir de petites sociétés et de faire construire les composants, classiques mais à la taille qui leur convenait, de cinq cents Coms. Après quoi ils redécollèrent pour Cygne IX, à deux jours de route, et se posèrent sur le petit astroport d’une ville secondaire, installé sur le bord d’un lac, pour se mettre au travail, guidés par Katel. Ils avaient obtenu l’autorisation de poser la Barge près de la rive.

Au début ils n’allaient pas vite, terminant un Com chacun par jour. Katel les testait ensuite.

Leur vie s’organisa sur un rythme tranquille. Ils travaillaient, poursuivaient leur entraînement et allaient se baigner dans le lac, ne quittant guère la Barge, entre-temps.

Chaque jour, Ael s’installait au soleil, qui était chaud, ici, et regardait un cristal transparent, le plus gros – celui dont les spectres créés par chaque arête se chevauchaient – se laissant plonger dans une rêverie agréable en admirant les couleurs, changeantes.

Une fin d’après-midi comme les autres, il regardait son cristal une fois de plus quand il se demanda pourquoi celui-ci n’était pas transmetteur, comme les autres ? Par jeu, il se concentra mentalement pour tenter de faire vibrer celui-ci, comme il le faisait habituellement avec les écarlates et les verts…

Et un colossal brouhaha de voix éclata dans sa tête ! Si fort qu’il y porta les mains, comme pour se boucher les oreilles, se protéger…

Sous l’effet de la douleur, sa concentration tomba et le phénomène disparut. Ahuri, il contempla le cristal, comme s’il le voyait pour la première fois. Lui aussi transmettait ! Mais comment toutes ces voix… on aurait dit un cristal-récepteur dont toutes les fréquences seraient mélangées, recevant des milliers de messages en même temps. Non seulement les sons étaient inaudibles mais la puissance de réception était abominable. Puis il se sentit pâlir.

Il venait de réaliser que le cristal n’avait pas transmis des sons, mais des messages télépathiques ! Il n’y avait eu aucun bruits extérieurs, tout s’était produit dans sa tête. Il avait assez l’habitude de communiquer télépathiquement, maintenant, pour le reconnaître… Cette fois il retrouva sa lucidité, son cerveau se mettant en branle.

Le cristal… Sa puissance de réception était forcément à la mesure de sa taille.

Sa main alla à sa poche où il gardait toujours le petit cristal qui ne le quittait jamais. Lui ne mesurait que trois centimètres de haut sur quatre de large, et ses crêtes étaient largement espacées et plus nombreuses. Davantage qu’aucun autre transparent. C’est la raison pour laquelle il l’aimait tant.

Il le regarda un moment puis se décida, le plaçant à la lumière du soleil, devant lui. Puis, il se leva pour écarter le grand et revint s’asseoir à la même place qu’auparavant.

Avec une certaine appréhension, il contempla les rayons de couleur du prisme, tellement purs, et se concentra de nouveau.

Le même phénomène se produisit, mais beaucoup moins violent… Cette fois, il ne souffrait pas trop de la puissance des émissions. Il se mit à écouter.

Le brouhaha était identique, comme si des milliers de voix communiquaient. Il concentra son attention pour tenter d’isoler un message et comprit deux mots : “filament” et “honneur” avant de perdre la suite.

Michelli passa près de lui et dût lui parler, mais il ne répondit pas pour garder sa concentration. Se penchant en avant il fit légèrement pivoter le petit cristal afin de faire jouer différemment les rayons lumineux.

Le résultat fut le même. Il avait l’impression d’être dans une immense pièce où tout le monde parlait à la fois. Des messages circulaient et il était incapable de les comprendre. Il s’en irrita et, cette fois se concentra mentalement, comme lorsqu’il voulait émettre un message personnel ou effectuer une translation instantanée.

Et là, tout changea. Une voix, nette, se fit entendre, dans son cerveau. Aussi bien que lorsqu’il communiquait avec Katel.

— “Enfin ! J’espérais que tu serais capable de comprendre que tu utilisais une Porte trop puissante pour toi, mais qu’il te faudrait du temps pour apprendre à la moduler. Jamais je n’ai pensé que tu pourrais en avoir deux… Tu es vraiment un cas toi !”

Il fut tellement stupéfait qu’il ne réagit pas immédiatement et la voix reprit :

— “Alors, tu me réponds ?”

— “Mais… qui êtes-vous ?”

— “Qui j’ai été, tu veux dire ? Un navigateur.”

— “Je ne comprends pas. Où êtes-vous ?”

— “Ah, ça démarre mal ! À mon tour d’être embarrassé et ça ne va pas te donner confiance. D’un autre côté, si je ne réponds pas, tu risques de couper ce contact. C’est la première fois, tu comprends ? La première fois qu’un Vivant nous contacte pour une vraie conversation ! Est-ce que tu te rends compte de ce que ça représente pour nous ? Parce que, forcément, c’est à sens unique, nous, on n’a pas de Porte, hein ? Bon, je réponds à ta question… Nous ne savons pas où nous sommes, exactement. Nous sommes la Vie, en tout cas. Les uns parlent d’un magma, d’autres pensent qu’on est carrément dispersé dans l’espace. Notre aura n’est pas pourvue de sens physique, comprends-tu ce que je te dis ? Nous ne voyons, ne sentons rien, sensitivement, si tu veux. Des théories circulent parmi nous, mais elles n’ont pas convaincu la totalité des scientifiques ni des philosophes ou des penseurs en général. Certains disent même : dans un univers parallèle, ce qui justifierait l’usage des Portes pour communiquer. Mais c’est un argument qui peut s’appliquer à toutes les théories. Puisque nous n’avons pas de sens, la seule façon de communiquer est mentale. Notre cerveau, lui, fonctionne parfaitement. Cependant, les seuls contacts que nous avons eus avec des vivants, durant les millénaires écoulés, étaient très fugitifs, nous n’avons jamais eu de vraie conversation, comme celle-ci ! C’est la première fois, tu comprends ? Mais les deux principales explications se heurtent à un fait incontournable et inexpliqué : où que nous soyons, nous sommes, en principe, capables d’avoir des liens véritables avec vous les vivants. Exceptionnellement d’accord, mais cela se produit par l’intermédiaire d’amplificateurs d’ondes cérébrales naturelles, que nous appelons des Portes. Et ces Portes sont rarissimes, semble-t-il. En gros, ce sont les deux premières théories qui tiennent debout et résistent au fait que nous avons été 'vivants’ et que nous venons de galaxies différentes. Les autres sont assez farfelues.”

Ael resta quelques instants silencieux, stupéfait, se demandant où il venait de mettre les pieds, pour ainsi dire, où se trouvait ce farceur ! Il décida, pour voir, d’entrer dans le jeu.

— “D’autres galaxies ?… Et vous avez des points communs ? Ça parait absurde, non ?” émit Ael en retrouvant, peu à peu sa capacité de réfléchir.

— “Ah,” fit l’autre, “j’avais cru que tu étais d’une intelligence supérieure… Il va falloir tout t’expliquer.”

Il y avait une sorte de déception dans la voix, qui reprit néanmoins.

— “J’espère que ton intelligence n’est tout de même pas trop primaire… Nous sommes des auras débarrassées de leur support – leur corps, comme on disait nous même autrefois – dans ce cas, notre origine, ou nos caractéristiques physiques, n’ont plus d’importance, pas plus que nos langages puisque nous communiquons mentalement. Tu devrais comprendre ça assez facilement, quand même ! Pourtant, nous y avons réfléchi et en avons beaucoup parlé, pour utiliser ton vocabulaire. Ce sont les chimistes et les physiciens qui nous ont fait progresser. Puisque notre aura est immatérielle et ne peut servir de point de comparaison, nous nous sommes transmis des images de nous, autrefois. Il s’est avéré qu’à certaines nuances physiques près, un doigt, la taille, la tête, parfois, nous avions tous, plus ou moins, la même apparence. Enfin, en gros. Ce que les chimistes ont très bien expliqué par la composition moléculaire des amas stellaires et des planètes. Ce sont les mêmes éléments dans toutes les galaxies. Donc, disposant de composants identiques, la Vie a donné des résultats assez voisins. Logique… Mais ce n’est pas le plus important, pour moi. Une communication avec un vivant vient de se produire, je ne veux pas abandonner cette chance. Et, qui plus est, télépathe, et ça, je pense que c’est la condition nécessaire à un échange ! Allons-y. Que sais-tu des morts ?”

— “Question idiote. Ils sont morts, évidemment.”

— “Au moins, tu ne te démontes pas. Peut-être es-tu quand même intéressant, après tout ? Le corps, ce que nous, nous appelons le 'support’, meurt, d’accord. Mais la personnalité d’un être vivant – unique, comme l’empreinte des doigts ou de l’œil – l’ensemble, si tu veux, de ses qualités et défauts, de son expérience, de ses réflexions personnelles, de sa vie entière, ce qui le distinguait des autres, même de son vivant, bref son ‘aura’ ?”

Cette fois, Ael était intéressé, malgré lui. Il pensait toujours qu’il y avait une blague là-dessous, mais ne pouvait s’empêcher de vouloir continuer. Il répondit tout de suite :

— “Son aura ? Le mot est joli… Elle disparaît aussi, j’imagine. Les deux doivent être liées. C’est d’ailleurs une chose qui m’a toujours préoccupé. Trop de connaissances se perdent, ainsi. Souvent irremplaçables. Je regrette que l’on ne puisse pas garder cette somme phénoménale de réflexions, de savoir-faire. Il y a eu tant d’hommes de valeur dont le savoir, ou la sagesse, ont disparu avec eux, que ça me semble un épouvantable gâchis. Que tout soit effacé, d’un seul coup par la mort, me parait absurde. Les animaux, au moins, se transmettent, génétiquement, une partie de leur savoir. À propos, ils sont avec vous aussi ?”

— “Pas mal répondu. Tu évites, au moins, les clichés que j’appréhendais. Pour les animaux, oui, ils arrivent ici puisque nous représentons la Vie. Mais leur aura se dissout rapidement, je t’expliquerai. Cette aura, la nôtre, à ton avis, que devient-elle ?”

— “Ça vous amuse de me poser des colles ?” fit Ael. “Je ne suis pas religieux, je vous préviens.”

— “Tant mieux, on va gagner du temps. Cette aura, immatérielle, puisqu’il s’agit de l’ensemble de la personnalité que chacun possède, quitte le corps, le support, au moment où celui-ci cesse de fonctionner et ne sert plus à rien. D’accord, jusque-là ?”

— “Si vous le dites. Moi je vous écoute, hein ? Mais il va falloir me convaincre et je vous préviens que je ne me laisse pas bluffer facilement.”

— “Eh… tu sais que tu m’intéresses de plus en plus, toi ! À propos, qui es-tu ?”

— “Vous voulez quoi : mon nom ou bien l’histoire de ma vie ?”

— “Ton nom n’a aucune importance, je t’identifie par ton aura. Elle est unique. Ton nom, sûrement pas, dans l’étendue du temps. Où vis-tu ? Dans quelle partie de l’univers ? À quelle époque ? Pense à la configuration galactique, je trouverai peut-être la galaxie, en me souvenant de mes voyages.”

Ael se demanda, fugitivement, et pour la première fois, s’il s’agissait bien d’une blague comme il le pensait jusqu’ici… mais dans ce cas il s’agirait d’un autre télépathe autrement plus fort que lui, et il pensa qu’il avait des choses à apprendre en poursuivant cette conversation exceptionnelle. Alors, il joua le jeu en songeant fortement à la Voie Lactée, avec ses constellations les plus caractéristiques. Et puis il enchaîna, rapidement, sur la guerre et la situation actuelle.

— “Ça a drôlement changé, depuis mon époque, dis donc… J’ai failli ne pas reconnaître cette région. Alors, tu vis ici ? J’y suis passé, moi aussi, il y a un sacré bout de temps. Je veux dire, à l’époque où je disposais de mon support. C’était une zone avec des coins en pleine gestation et des Constellations en formation. Maintenant, raconte-moi tout. Ta vie, ce que tu fais, ce qui t’entoure, tout quoi.”

— “Ça va prendre un bout de temps !”

— “Mais non, pas à la vitesse de la pensée, ne sois pas idiot. Et puis le temps n’a aucune importance.”

— “Dites donc, ça vous dérangerait de me traiter autrement ? Je n’ai pas tellement bon caractère. Je peux couper cette conversation quand je veux !”

— “Oh, je passe vraiment du bon temps ! Allez, ne t’occupe pas de moi, pense à ta vie, tu es un bon télépathe, ça sera facilement déchiffrable pour moi.”

Ael sourit, lui aussi s’amusait, maintenant. Ce type était vraiment très fort. Alors, il commença. Par la guerre, dont il se rappela des anecdotes, des scènes de combat, des moments qui remontaient tout seul à sa mémoire alors qu’il croyait les avoir oubliés. Et ses révoltes devant tant d’atrocités, puis il remonta à sa formation de pilote de combat, retrouvant son enthousiasme de l’époque. Et son enfance, avec ses frères et sœurs-édu, ce qui amena de la tristesse en lui. Pour finir, il songea à leur situation actuelle, sa révolte, là encore, contre le traitement injuste dont étaient victimes ceux qui avaient le plus souffert de la guerre. La découverte des planètes de l’amas. Leur projet fou. Enfin tout. Ou presque. D’instinct, il révéla comment il avait acquis ce don de télépathe, sur Amas I, mais pas les autres…

— “Il faut m’en dire davantage, petit, sinon je ne comprendrai rien à ton histoire,” émit la voix inconnue. “Décris le monde dans lequel tu vis. Depuis ses origines connues pour que je puisse intégrer ta vie à toi, dans l’ensemble du contexte.”

Ael commençait à se fatiguer de cette conversation à sens unique et aurait voulu que l’autre parle, à son tour.

— “D’accord, mais il n’y a pas que vous au monde. Vous m’avez l’air d’un sacré égocentrique. Il faut toujours en passer par votre volonté, vous obéir. J’existe et je veux que vous en teniez compte. Je veux en savoir plus sur vous avant de continuer. À prendre ou à laisser.”

— “Et si je laisse ?”

— “Je n’en ferai pas une maladie. Je me serai amusé un moment, c’est tout. Je n’ai rien à perdre, moi. Vous si, un contact rare, d’après ce que vous avez dit !”

— “Alors là, tu m’as eu, petit ! Parce que j’ai bien l’impression que tu es sincère.”

— “Bien sûr que je suis sincère ! Je n’ai pas l’habitude de me faire manœuvrer, en fait je déteste ça.”

— “Eh… du caractère ! Je sens qu’on va avoir de vraiment bons moments, tous les deux. Il est déjà exceptionnel, je te l’ai dit, qu’un vivant ayant trouvé une Porte sache prendre contact avec nous, et sans vrai résultat puisque, lorsque ça s’est produit, le Vivant n’était pas télépathe, mais toi, tu as quelque chose de plus. Bon, je vais t’expliquer ce que tu es capable de comprendre pour l’instant. Il faudra y aller doucement pour que ton cerveau ait le temps d’assimiler, peu à peu, sinon il subira des perturbations. Il faudra que l’on reprenne contact régulièrement. Allez, je commence…”

La voix marqua une pause, comme pour choisir ses mots.

— “Les auras, immatérielles, sont par essence même indestructibles, donc lorsque leur ‘support’ – tu dirais leur corps – cesse de fonctionner, elles le quittent, naturellement, pour gagner l’endroit où nous sommes : le vide, un magma, l’espace, un monde parallèle ; mais parallèle à quoi, à toutes les galaxies ? Ou tout autre notion qui te conviendra… Enfin, ‘indestructibles’ jusqu’à un certain point. Certains d’entre nous, les plus anciens d’abord, se lassent de leur état et finissent par se laisser dissoudre, en cessant de communiquer, de participer à la communauté, en somme. Ils se dissolvent dans le vide, si tu veux, et forment le ‘réservoir’ de Vie. Nous sommes un bon nombre à penser que ce magma est une sorte de réservoir de Vie du cosmos, toutes galaxies confondues. Que la vie qui naît à chaque instant dans les mondes vient de ce magma d’auras dissoutes, rien ne se perd. Ce qui expliquerait aussi les traces de génie qui apparaissent chez les vivants, hommes ou animaux. Il y en a toujours un spécimen dont le cerveau dépasse de beaucoup les autres. Et puis, il arrive des nouvelles auras par millions, à chaque instant, seulement il s’agit d’individus très vieux, souvent, et qui ont perdu toute curiosité, ou dont le cerveau est usé, ou d’autres encore qui ont subi un tel choc en quittant leur support, ou plutôt la vie de leur support, de leur monde, un être cher, par exemple, qu’ils se laissent immédiatement dissoudre. Leur douleur est trop forte. Ce sont surtout les auras ayant perdu, assez jeunes, leur support, accidentellement, souvent, comme moi, qui résistent, restent parmi nous et nous tiennent au courant de ce qui se passe chez les vivants. Jusque-là ça va ?”

— “C’est une notion nouvelle, pour moi, mais je ne suis pas bouleversé au point de ne plus suivre” répondit Ael. “Cependant on gagnerait du temps si je pouvais poser quelques questions.”

— “Ah, je craignais ça. Tu vas me débiter encore des insanités. Bon, vas-y.”

— “Désolé, je ne suis qu’un être vivant… mais vous n’étiez pas autre chose, vous-mêmes, si je vous ai bien compris, non ? Alors soyez un peu plus modeste.”

— “Impertinent ça, mais bien raisonné, petit ! Je t’écoute.”

— “Est-ce que tous les êtres vivants ont une aura ?”

— “Bien entendu. Mais, si tu penses à des animaux, par exemple elles sont si primitives qu’elles sont incapables de communiquer réellement avec nous, et même entre elles. Alors, elles se laissent dissoudre, je te l’ai dit.”

— “Donc il faut un certain niveau d’intelligence, pour faire partie de votre ‘communauté’, bien. Mais ça doit représenter un bon nombre d’exemplaires, vous devez commencer à être un peu à l’étroit, non ?”

— “Et ça manie l’humour ! Dans ces circonstances, je dois reconnaître que tu as une aura à part, petit. La réponse – que tu aurais dû être capable de trouver tout seul, note-le – est simple. Ce qui est immatériel n’occupe forcément aucune place au sens que tu donnes à ce mot. Compris, maintenant ?”

Ael se sentit vexé. Effectivement, il aurait pu trouver la solution seul. Il n’avait pas résisté au plaisir d’essayer de coincer cette voix, de jouer les petits malins. Il n’était pas de taille, ce qui lui lit penser, pour la première fois, que tout ça n’était peut-être pas du tout une blague, et il décida de se montrer plus attentif et plus modeste.

— “O.K., j’ai saisi la leçon. Donc toutes les auras des êtres vivants se retrouvent dans… disons un magma spatial, par commodité. Et un certain nombre y ont une sorte de ‘vie’. Mais, les bonnes comme les mauvaises auras, non ?”

— “Tu comprends quand même assez vite, petit. Oui, il y a de sales auras et de bonnes, parmi nous, comme parmi les vivants. Ce sont les mêmes, évidemment. Quand j’étais vivant on disait ‘un jeune imbécile devient un vieil imbécile, l’âge ne fait rien à l’affaire.’”

— “Tiens, c’est marrant,” émit Ael en réagissant spontanément pour la première fois. “C’est la même chose dans mon monde à moi, des poètes l’ont même chanté !”

— “Normal. La première Loi de l’Univers, de la Vie, est très simple, nous en sommes la preuve : ‘Rien ne se perd, rien ne se crée.’”

— “…tout se transforme,” le coupa Ael. “Je connais cette loi de physique, moi aussi.”

— “Si ce n’est que ce n’est pas seulement de la physique,” reprit la voix, “le principe est applicable à tout, absolument toutes les sciences, mais aussi à la réflexion. La philosophie, notamment. Regarde-nous. Nous disparaissons du monde des vivants et nous transformons en autre chose, avant de nous dissoudre et de redevenir un être vivant.”

Ael réalisa brutalement que cet être était vraiment d’une intelligence supérieure, parce que sa remarque lui parut lumineuse ; soudain, il ne put s’empêcher de réagir.

— “Pour cette seule remarque je ne regretterai pas notre conversation. Grosse Tête.”

— “Que veux-tu dire par ces mots-là ?”

— “Vous connaissez mon nom ; moi, j’ai besoin de vous identifier ; je ne suis pas habitué à reconnaître une aura, alors je vous ai choisi ce surnom. Ne serait-ce que pour vous appeler éventuellement une prochaine fois. C’est un peu moqueur mais, en moi, il y a aussi de l’admiration.”

— “Tu sais que je ne pensais pas être déconcerté par un vivant, petit ? Allez pose d’autres questions, ça n’est pas si déplaisant que ça, finalement.”

— “Je me demande bien pourquoi je n’ai pas coupé cette conversation depuis un moment, tant elle est farfelue. Ça n’est pas mon genre de croire n’importe quel jobard.”

— “Tu n’as pas coupé parce que tu as un handicap. Tu es déjà sorti de la norme de ton époque. Tu es télépathe. Ça t’influence inconsciemment, et t’incite à plus de curiosité qu’auparavant. Si ta civilisation en était parvenue à la télépathie génétique, comme cela se produit forcément au fil de l’évolution – si elle ne s’autodétruit pas avant – tu aurais été plus méfiant.”

— “Mais si nous étions tous télépathes nous aurions pris contact avec vous depuis longtemps.”

— “Tu oublies la Porte, petit. C’est ce cristal qui permet la liaison entre vous et nous. Ils sont si rares, dans l’univers, que des civilisations n’en ont jamais trouvés.”

— “Vraiment ? J’en possède plusieurs, pourtant, dont le gros que j’ai animé, par hasard, tout à l’heure, et qui m’a fait un mal de chien tant le bruit était insupportable, en moi.”

— “Tu possèdes plus de deux Portes ?”

Il y avait de l’incrédulité dans la voix.

— “Oui. J’ai dû prendre un petit cristal pour communiquer avec vous, mais j’en ai d’autres.”

— “Tu en as combien ?”

— “Désolé, je n’ai pas l’habitude de dire mes petits secrets à un gars que je connais depuis cinq minutes.”

— “Et comment les as-tu trouvés ?… Et où, surtout ?”

— “Même réponse.”

— “Pas vraiment. Cette fois, tu m’as donné une information, malgré toi. Ton refus de révéler l’endroit où tu les as trouvés sous-entend quelque chose, petit. Il y en a d’autres, là-bas ! Sinon, tu ne voudrais pas taire l’endroit. Fantastique ! Totalement nouveau, pour nous.”

Si Ael acceptait le principe qu’il n’était pas victime d’une hallucination ou d’une fascination crées par la lumière du cristal, par exemple, et était en train de communiquer avec une “aura,” il devait reconnaître que la seule activité à laquelle celle-ci s’était livrée, depuis peut-être des millénaires, était la discussion. Elle avait, dans ce domaine aussi, une expérience qui surclassait celle de n’importe quel vivant. Il faudrait en tenir compte, dans l’avenir. Il venait aussi de découvrir autre chose de plus important encore. Apparemment, en tout cas, Grosse Tête ne lisait pas en lui !

Peut-être était-il nécessaire d’avoir affaire à un vivant pour cela ? Le phénomène n’était peut-être possible que parce que les deux entités, le sondeur et le sondé étaient vivants… Il faudrait le vérifier.

— “O.K. Il y en a d’autres, en effet. Mais vous n’en saurez pas plus.”

— “Je dois réviser mon jugement, petit. Ton intelligence n’est peut-être pas tellement développée, mais il y a un potentiel, en toi. Tu es capable de progresser.”

— “Merci, M’sieur.”

— “Ça, c’est une moquerie aussi, non ?”

— “Oui. Enfin, parfois aussi, une façon de s’en tirer quand une question est gênante. On appelle ça une pirouette.”

— “Pourrais-tu me dire une chose, petit, qu’est-ce qui t’a amené à prendre contact avec nous et qu’en attends-tu ?”

— “Oh c’est le hasard. Ces cristaux sont esthétiquement magnifiques et je ne me lasse pas de faire jouer les rayons du soleil au travers. Les couleurs sont d’une pureté que je ne connaissais pas et les spectres lumineux toujours différemment composés. Bref, pour me détendre, je contemple souvent celui-ci. Nous en avons trouvé d’autres, avec mes amis Katel et Michelli, rouge-écarlates et verts, qui sont des émetteurs d’ondes radio, naturels, d’une exceptionnelle puissance. Ce sont eux que nous allons essayer de vendre pour financer nos recherches de ces Anciens dont je vous ai parlé tout à l’heure. Aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu l’idée de me concentrer mentalement en regardant le grand cristal translucide et tout a démarré. C’est le hasard, je vous le dis.”

— “C’est effectivement un hasard comme il y en a eu peu dans l’histoire des vivants, à ma connaissance du moins.”

— Bon Dieu, tu es encore là, Ael ? Mais ça fait au moins deux heures. Tu te sens bien ?

La jeune fille se tenait à contre-jour et le soleil couchant faisait un casque d’or autour de sa tête.

— “Tiens, Grosse Tête, Katel vient d’arriver et me parle, je vais te la montrer.”

Il dit à la jeune fille de se déplacer sur la droite et entama de décrire, mentalement, ce qu’il voyait. Elle s’était changée et portait une combin’ de travail des techniciens de la Spatiale, gris souris, qui lui allait bien. Elle sembla interloquée, hésita une fraction de seconde et fit quelques pas sur le côté suivi par le regard, concentré, d’Ael.

— Eh, tu es sûr que ça va ? On va manger, tu sais, tu ne veux pas venir avec nous ?

Ael émit rapidement :

— “Grosse Tête, je dois te quitter un instant, mais je te rappelle très vite.”

— Ça va Katel, j’arrive dans quelques minutes, ne t’inquiète pas.

Puis il reprit sa concentration, sans effort.

— “Tu l’as vue ?”

— “Oui. Tu dis que c’est ton amie, petit ?”

— “Oui.”

— Tu es encore bien innocent, dis donc ! Ta télépathie est assez récente, n’est-ce pas ?”

— “Oui.”

— Cela se voit. Tu ne maîtrises encore pas tes émissions. Tu laisses passer beaucoup de choses. Je pourrai t’apprendre à focaliser ton émission, si tu le veux.”

— “Oui, volontiers. Ah oui, tu m’as demandé, tout à l’heure ce que j’attendais de vous ? Rien, puisque j’ignorais votre existence.”

— “Et maintenant ?”

— “Je ne me suis pas posé la question. Je n’ai jamais eu l’habitude de demander de l’aide. Je me débrouille seul. Il faut l’apprendre très vite, si on veut survivre à une guerre.”

— “Orgueilleux, hein ?”

— “Oui, c’est vrai. Mais pas seulement. Méfiant, aussi. Une aide signifie une dette, et on ne sait pas ce qui vous sera demandé en échange.”

— “Tu ne nous demanderas pas notre aide ?”

— “Votre aide ? Mais vous êtes immatériels, comment pourriez-vous m’aider ? En outre, mon problème ne vous concerne pas, vous ne ressentez pas la même colère que moi devant cette injustice et cette souffrance.”

— “Que peux-tu savoir de ce que nous ressentons après si peu de temps ?”

— “C’est juste. Je l’imagine seulement.”

— “En te prenant, ou en prenant tes semblables, pour étalons de mesure. D’un point de vue scientifique, ce n’est probablement pas exact, tu ne crois pas ?”

— “En effet. Mais d’un point de vue pragmatique, ça peut aussi être pire.”

Il crut entendre une sorte de gloussement.

— “Bien répondu, petit. Je vais te laisser rejoindre tes amis… Tu sais, j’ai vécu dans un monde dont les habitants étaient très proches de vous. Ton ‘amie’ Katel est très jolie, mais elle doit aussi avoir une belle aura, tu l’as laissé voir, malgré toi.”

— “Comment ça une ‘belle’ aura ?”

— “Tu ne l’avais pas compris ? Le contenu d’une aura comprend sa richesse, d’un point de vue moral, ce qui correspond, pour nous à sa beauté. La beauté physique n’est rien, une illusion qui passe très vite, pas la beauté de l’aura. Il y a, d’une part l’expérience, la sensibilité, surtout, les opinions, les réflexions, qui s’affirment peu à peu, tout au long de l’existence et qui composent l’originalité d’une personnalité, son côté unique. Mais l’aura est aussi faite des qualités personnelles de l’individu, sa sensibilité, je te l’ai dit, sa générosité, sa compréhension, sa tolérance, son souci des autres, etc., ses qualités de cœur, dirais-tu. Tout cela représente la beauté intérieure de l’aura. C’est, pour nous, l’équivalent de la beauté physique chez les vivants. Vous ne parlez jamais, chez vous, de beauté intérieure ?”

— “C’est même un thème classique des écrivains.”

— “Qu’est-ce que l’aura sinon la qualité de ce que vous appelez ‘intérieur’ ? Je te laisse méditer cette modeste pensée, petit. Rappelle-moi le plus vite possible. J’ai hâte de parler à nouveau. Ah… est-ce que tu me permets d’inviter à nos conversations quelques amis à moi. Des auras de belle qualité.”

— “Bien sûr. Je crois même que ça me fera plaisir. Tu ne connais pas de philosophes ? il y a tant de choses que j’ignore de la pensée philosophique, que je m’enrichirais peut-être à l’écouter ?”

— “Tu as une grande curiosité des autres, une disponibilité, aussi. Il faudra que tu te méfies un peu de cette tendance-là. Tu n’es pas encore armé pour déceler les pièges des mauvais. Rappelle-moi vite, petit.”

Ael “sentit” la coupure du contact et resta un instant perturbé. À nouveau, il se sentait envahi de doutes. Tout ça était ridicule, parler avec les morts ! Pas possible ! Il avait forcément été victime d’une blague. Pourtant, en lui, quelque chose avait changé. Il avait “envie” de croire que cette conversation était vraie.

Il leva la tête, découvrant que le soleil disparaissait. Il devait être tard ! Il ramassa ses cristaux, fourra le petit dans sa poche et porta l’autre dans sa cabine avant de gagner le carré.

Katel et Michelli n’avaient pas mangé. Ils l’attendaient, stoïques. Debout à l’entrée il lança avec un sourire :

— Ça va, je vous jure que ça va… Bon, d’accord, il s’est passé quelque chose, mais rien de grave. J’ai seulement besoin de réfléchir avant de vous en parler… Vous me faites confiance ?

Katel eut un mouvement d’humeur, en ouvrant le récipient thermique posé sur la table du carré.

— Tu le sais bien qu’on te fait confiance, salopard, sinon on ne serait pas là. Je me demande d’ailleurs si tu n’étais pas télépathe avant, pour m’être laissée embobiner comme ça !

Michelli eut un grand sourire et ses doigts tracèrent un geste montrant que la jeune fille avait eu peur pour lui.

— Bon, alors tu nous raconteras quand ? finit-elle par dire en commençant à manger.

— Quand tu ne seras plus fâchée contre moi, dit Ael, s’efforçant de garder son sérieux… et quand j’aurai mis un peu d’ordre dans mon crâne.

— Moi, je m’en fiche, dit Michelli en haussant drôlement les sourcils, j’ai ma petite idée.

— Toi aussi tu commences à me chauffer les mains, envoya Katel en le regardant fixement, vous faites vraiment la paire, tous les deux ! L’un qui fait son mystérieux et l’autre qui sait toujours tout ce que pense son copain, sous prétexte qu’ils ont combattu ensemble… J’ai l’air de quoi moi, au milieu de ces deux numéros ?…

— Bon, alors, tu la dis ta petite idée, Michelli ? reprit-elle en haussant le ton d’énervement.

Le Sarmaj sourit de contentement et laissa tomber.

— Ce n’est qu’un raisonnement que n’importe quel observateur objectif eut pu faire, comme moi, susurra-t-il d’un ton précieux, un électronicien, par exemple. Bref, Ael est resté trois heures assis devant son cristal sans le quitter des yeux. Je dirais même qu’il paraissait concentré. Alors, je me dis, dans ma petite tête à moi, qu’il a découvert quelque chose… et peut-être a-t-il même communiqué avec quelqu’un !

Cette fois, Ael fut bluffé. Il n’avait jamais entendu Michelli parler aussi correctement et développer un raisonnement aussi juste.

— Mais… il ne parlait pas, dit Katel, stupéfaite.

— Justement, dit le colosse d’un air entendu. Comprenne qui veut !

— Non mais, vous vous êtes donné le mot pour m’exaspérer ! explosa la jeune femme.

— S’il-te-plaît, Katel, laisse-moi réfléchir, dit Ael. Imagine que j’ai besoin de temps, moi aussi.